L’Étranger est le poète
Préface par Carole Carcillo Mesrobian
In “On m’appelle l’étranger”
Éditions La Kainfristanaise, 2025
Salah Al Hamdani est une figure essentielle de la poésie, visage du poème qui est le lieu d’exil du langage, de toute langue pour une seule demeure. Sa vie aussi, fut et est l’exil, c’est pour cela que cette conjonction est stellaire, entre lui et le poème. Né en 1951 à Bagdad, il quitte l’Irak en 1975 après avoir connu la prison sous le régime de Saddam Hussein. Installé en France, il adopte la langue française mais garde l’arabe comme refuge d’un passé jamais révolu dans son cœur, tissant dans son écriture un dialogue incessant entre ses racines et sa terre d’accueil. L’exil est l’un des axes majeurs de son œuvre. Mais il n’est pas un simple éloignement géographique, il est une condition existentielle. Pour Salah Al Hamdani, l’exil est à la fois perte et création : perte d’un pays et d’une langue, création d’une poésie qui cherche à restituer la voix des déracinés, et plonge au-delà, et en-deçà des langues, pour devenir le lieu unique d’une parole elle aussi unique parce que devenue chair et visage de l’Homme...
On m’appelle l’étranger s’inscrit pleinement dans cette trajectoire. L’étranger y est une figure centrale, tant symbolique qu’intime. Ce recueil explore des thèmes chers au poète : la douleur du déracinement, la perte de proches dont l’empreinte alourdit le silence des mots, la mémoire des guerres, l’errance et la quête d’une langue qui puisse dire l’indicible. L’étranger est celui qui n’a plus d’ancrage, qui porte en lui des cicatrices invisibles, celui qui est condamné à la traversée perpétuelle. Mais l’Étranger, c’est aussi et toujours le poète, qu’est éminemment Salah Al Hamdani.
Sa poésie à la fois incantatoire et fragmentaire tisse en écho un réseau de thématiques qui structurent le recueil. L’exil et l’errance y sont présents, Salah Al Hamdani incarne dans son écriture la condition du poète déraciné, sans pour autant être identifiable à la figure du poète incompris ou maudit. Ici le voyage est une métaphore de l’existence : « Je suis l’homme qui marche lui aussi / vers des nuées de palmiers en colère ». La mémoire et la perte qui y sont également omniprésentes. Et même si le poète convoque les fantômes du passé, notamment la figure de la mère restée à Bagdad, présence-absence, allégorie du pays devenu inaccessible, même si la guerre et la violence ont laissé des traces profondes sur son âme, même si l’Irak est à la fois ce pays réel et mythique, terre de douleur et d’amour, c’est ailleurs qu’il édifie sa voix. Non dans la plainte, mais dans l’assertion d’une identité humaine universelle et puissante. Non dans le refus, mais dans la volonté souveraine d’inventer d’autres possibles. Il n’y a pas d’apitoiement, jamais. Il n’y a que désir, et humanisme, il n’y a que paroles visionnaires et esprit de combat pour une fraternité pour laquelle le poète continue, écrit, agit. Enfin, la langue devient refuge, le poème le lieu de toutes les tentatives, et espace de résistance.
Ce recueil s’inscrit dans une évolution plus large de son écriture, qui, au fil des années, a gagné en densité et en intériorité. Dans ses premiers recueils, Salah Al Hamdani manifestait une colère brute, un cri de révolte contre les oppressions et l’injustice. Progressivement, son style s’est épuré, devenant plus méditatif, parfois proche du murmure, une poésie où chaque mot est pesé, chaque silence signifiant. « J’attends mon avenir à marée basse / J’enterre le rêve / dans les cicatrices de mon enfance ». La parole du poète est celle d’un funambule, tendu entre la nostalgie et le désir d’avancer motivé par cette conscience accrue que l’engagement est incontournable. « Tu habites toujours le poème épique / ondulant comme l’argile en bouche », dit-il, affirmant ainsi une conception organique du langage, où la matière même des mots devient corps et mémoire.
Et ce qui fait la puissance de ce recueil, c’est avant tout son souffle. Salah Al Hamdani utilise une langue dense, musicale, souvent hachée, qui oscille entre lyrisme et détachement. Son rapport aux images suit cette marche lente et puissante du texte. Les évocations brèves, parfois énigmatiques, mais toujours d’une charge émotionnelle intense, proches de l’incantation, amènent des images poétiques ciselées et percutantes : « Ma mère est devenue galet / et son âme est une trace dans l’eau morte ». On retrouve ce rythme scandé, qui donne à ses textes une force évocatrice rare. La parole poétique de Salah Al Hamdani ouvre l’espace d’émotions archétypales qui vivent au cœur de l’humanité, là où l’Histoire ne porte pas de nom, n’a pas de pays, ni de langue. Son écriture repose sur une alternance de fulgurances et de silences, une fragmentation qui reflète le morcellement de l’identité exilée : « Il n’y a plus que l’ailleurs qui passe par ici / et les sanglots / jamais d’hommes ». La nature est un miroir de cet exil intérieur, un espace en tension entre la mémoire et l’oubli : « Le vent se démène sous mes paupières », « Je suis un nuage égaré / venu d’un ciel dont personne ne se soucie aujourd’hui ». Enfin, l’écriture elle-même est perçue comme un moyen pour lutter contre les barbaries, les injustices, les effroyables conflits qui perdurent : « Laisser les taches du silence étouffer la lumière », « Je cultive le souffle du matin / sur la main qui tremble ». Chaque mot est un acte de résistance, une tentative d’arracher à la nuit une trace d’humanité.
On m’appelle l’étranger est un recueil à la fois intime et universel. Il témoigne d’un combat, celui d’un homme qui refuse d’oublier, qui porte en lui l’histoire de milliers d’exilés, et en germe la puissance du refus. Mais c’est aussi un chant d’amour, pour la langue, pour la mère, pour une terre disparue mais toujours présente, et pour ses frères humains pour lesquels il écrit. En cela, Salah Al Hamdani s’inscrit dans la grande lignée des poètes de l’exil, aux côtés de Mahmoud Darwich. Son écriture ne se contente pas de dire la douleur : elle cherche, inlassablement, un lieu où l’homme pourrait enfin poser son fardeau et renaître. Lire Salah Al Hamdani, c’est entendre la voix d’un être entre deux mondes, dont la poésie, à la fois dépouillée et foisonnante, reste l’ultime refuge. Et si, pour finir, l’étranger était celui qui, à force d’écrire, parvient à créer un monde où les humains sont d’une même terre ? N’est-ce pas ceci, le poème ?
Carole Carcillo Mesrobian
Paris 22 février 2025