Portraits-rebelles
Nombre de pages: 278
Collection: La Diagonale de l'écrivain
Date de parution: 01/03/2025
Quel est l’auteur d’un entretien : est-ce celui qui pose les questions, ou est-ce celui qui y répond ? Ici sera privilégié, à raison, le premier cas. Et qu’est-ce qu’un ou qu’une rebelle ? Quelqu’un qui ne fait pas comme les autres, qui vivent une vie différente, qui ose alors que les autres préfèrent suivre ? Il y a rebelle et rebelle. Je veux dire il y a les vrais rebelles et il y a les personnes différentes, qui mènent une vie différente, qui ont créé leur vie sans forcément crier plus fort. Des rebelles et de grands passionnés, en quelques sortes, qui tous poussent leur passion jusqu’au bout et sans se soucier le moins du monde de leur milieu social, professionnel ou familial. Tous et toutes ont donc à nous apprendre. Que ce soit ici Salah Al Hamdani, Alejandro Jodorowsky, Michel Maffesoli, Alain Duault, mais aussi un culturiste, un recordman de l’Everest, une conservatrice créatrice du plus grand festival de poésie en Europe, etc.
Et pourquoi pas ? Et pourquoi ne ferais-je pas ce que j’entrevois pour moi, qui me ferait rêver et me permettrait de vraiment vivre, vraiment être vivant. C’est un petit peu tout cela que semble chercher Éric Desordre dans ces entretiens qu’il mène tambour battant. Et en dresse le “portrait”. Portraits rebelles : une sorte de mode d’emploi !
https://www.editionsdouro.fr/boutique/Portraits-rebelles-p727083040
Éric Desordre est poète, écrivain, critique d’art et journaliste.
Il a publié plus d’une dizaine de livres dont le surprenant et remarqué Grand catalogue des livres imaginaires. Il est membre du comité de rédaction du magazine en ligne Rebelle[s] depuis 2017.
ISBN: 9782384064762
Un orage en exil
Salah Al Hamdani
Entretien des 6, 11, 24 et 25 octobre 2022
Salah Al Hamdani est poète. C’est ainsi qu’il se présente et se définit. Venu d’Irak en 1975, à 24 ans, réfugié politique, ne parlant pas un mot de Français, il finit par acquérir la nationalité française qu’il revendique haut et fort. Successivement manutentionnaire, comédien, libraire, brancardier, bibliothécaire, il ne cesse d’écrire et aura pendant près de cinquante ans gagné son pain et participé aux luttes sociales en France et aux engagements politiques de son pays d’origine. Sa parole se déploie en Français et en Arabe, maintenant dans plus de soixante livres. Une grande œuvre, publiée tant en France que dans le monde arabe. Salah ne déguise pas, ne biaise pas. À 71 ans, il nomme les choses, il se sert de la hache.
Alors que je m’affaire à vérifier mon matériel d’enregistrement, Salah malicieux fait une plaisanterie et ajoute : « Il ne faut pas écrire cela sinon on va être assassinés ! ». Je lui réponds que je ne suis pas un provocateur, que je ne pense pas manquer de courage mais que je ne suis pas fou. Pour Salah, le goût de la provocation est toujours utile. Cette disposition d’esprit ne dépendrait pas du tout de l’éducation mais du lieu où nous sommes nés. L’endroit au sens du quartier. Dans une des nouvelles de son ouvrage « le Cimetière des Oiseaux », intitulée « Le papillon de bois », permanente est la provocation, spasmodique le choc des sarcasmes. Salah y évoque sa tante préférée, “Tyssouâhine” personnage truculent au courage indomptable qui m’a fait penser à une Arletty arabe.
Enfance et jeunesse à Bagdad
Éric – Salah, d’où viens-tu ?
Salah – Je suis Bagdadien, comme on dit des Indiens, pas « Bagdadi », soit dit en passant. Je suis un Bagdadien du plus ancien quartier de Bagdad. Ici à Paris, je me suis aperçu que peu d’amis exilés connaissaient le quartier où j’ai vécu. Ces amis sont d’excellents militants qui aiment le peuple mais parmi eux, certains d’origine bourgeoise n’ont aucune idée de la vie qui était la mienne. A Bagdad, ils allaient dans les universités, il y en a de prestigieuses comme celle des Beaux-Arts. Pour les plus pauvres il s’agissait d’une ascension sociale.
Tu es né pauvre et j’ai l’impression que tu n’as pas vécu cette ascension. Fils de pauvre, pauvre toi-même, pauvre culturellement pendant longtemps, ouvrier, militant communiste puis syndicaliste, tu n’as pas vécu dans ta jeunesse une vie de bourgeois. Tu ne l’auras jamais cherchée, cette ascension sociale ?
Je n’ai pas la sève d’être bourgeois. Je n’avais pas le temps pour désirer ça. Mais j’ai du goût pour l’art et la beauté, ce qui est bien plus important à mes yeux.
Ton parcours, socialement, est horizontal ; culturellement, il est exponentiel.
Mes moyens matériels sont limités, il est vrai. Je dépense ce que je gagne, mais ne suis pas matérialiste. Je n’aime pas la propriété privée. C’est grâce à Isabelle qui est médecin mais n’est pas une bourgeoise dans l’âme que je vis tout de même confortablement. Je ne suis plus pauvre depuis que je vis en France. Quand j’ai de l’argent, j’aide. Je donne, c’est le côté noble de mes origines pauvres.
Tu es grand seigneur. Tu es pauvre, grand seigneur ! Poète et écrivain, comment travailles-tu ?
Être brancardier, travailler la nuit ne prédispose pas à la méditation. Je ne cherche pas à contempler, je contemple. Je n’ai pas les rituels que beaucoup d’écrivains possèdent. J’écris ou je n’écris pas. Souvent on me demande « quel est votre projet en cours? ». Je ne comprends pas ce qu’est un projet. J’écris beaucoup et pourtant je considère que je n’ai pas de projet au sens restreint. Ou bien c’est un projet sans limites. Serait-ce lié au fait que je ne n’aime pas la rationalité ? Cela me bloque. Je me jette sur le terrain de l’écriture avec ouverture sur l’imprévu. Je n’ai pas d’exemple à suivre. Au départ je n’ai eu personne comme modèle, ni familial, ni religieux. Ensuite il y a eu Albert Camus. Il n’y a pas mieux pour moi. Ni Rimbaud, ni Baudelaire, ni Sartre, ni Kafka, ni même Rilke avec sa Lettre à un jeune poète. C’est tout cela qui est ma culture et que j’ai acquis en France. Mais Camus, oui, c’est un grand frère dans la peine. Pourquoi ?
C’est un fils du peuple.
C’est un pauvre ! Il s’adresse à un autre pauvre, et ce pauvre, c’est moi. Sa mère était analphabète. La mienne aussi. J’écris pour des gens qui ne lisent pas. Lui aussi. Bien entendu, je ne vais pas m’approprier l’histoire de Camus qui est une personne immense. Mais sa vie me touche. Il a eu peur de retourner en Algérie. Moi, je ne pouvais pas retourner en Irak. Un autre point commun, Camus était entouré de femmes, moi aussi. Ce sont les femmes qui m’ont fait avancer dans la vie et dans la société française.
Tu sais que beaucoup d’écrivains ont eu une mère puissamment présente ? Albert Cohen, Romain Gary, Saint-Exupéry, Camus...
Nous reconnaissons à nos mères leur puissance. Nous écrivons pour nos mères et quand on les nomme, on les pleure. Nous n’aimons pas nos pères lorsque ces hommes sont bouffis d’idéologie viriliste. Aujourd’hui je traite mon père de lâche. Pourtant, une fois que j’étais en France, il m’a envoyé un portrait de ma mère et de lui-même. Je les garde dans ma chambre. Par amour pour ma mère, et par pitié pour mon père. Ils ont eu neuf enfants. Ce n’était pas forcément une histoire d’amour, comme beaucoup d’histoires de mariages arrangés dans le monde arabe. Ma mère a été mariée à onze ans...
Ils sont prisonniers d’un système dans lequel ils grandissent.
Oui ils sont victimes d’un système, mais moi qui suis né de rien, je vais vers quelque chose. Alors on peut s’émanciper, c’est possible. A partir de rien ; j’en suis la preuve.
C’est le libre arbitre.
Donc, mon père était menuisier. Il voulait gagner de l’argent sur mon dos. Alors il m’a pris comme apprenti. J’ai été très souvent apprenti quand j’étais petit : apprenti garagiste, matelassier, menuisier, jusqu’à finalement me considérer comme un apprenti dans la vie.
À quel âge ?
À partir de l’âge de sept ou huit ans, jusqu’à mon engagement dans l’armée à dix-sept ans.
Quand es-tu allé à l’école ?
Seulement à onze ans et encore, c’était les cours du soir et pendant quelques mois. Chez nous il n’y avait pas de livres, pas de cahiers, pas de stylos, pas de radio, pas de télé. Rien, à cette époque-là.
À onze ans, tu vas à l’école. Pourquoi ?
Parce que moi-même, je l’ai demandé, je l’ai exigé. J’allais à cette époque travailler à la menuiserie qui était située dans le quartier des prostituées. C’était mon quartier préféré ! C’est d’ailleurs une prostituée qui m’a aidé à trouver un logement quand, bien plus tard, je suis sorti de l’armée.
À l’usine de menuiserie, je vernissais le bois. Et tous les matins, je voyais les amis du quartier tous propres partir avec leur cartable. Moi, j’étais sale et privé d’école. J’ai commencé à pleurer à la maison, je prenais conscience de ma situation. Je ne m’apitoyais pas sur moi-même, mais je me disais : « Pourquoi tout ça ? » Je suis allé voir mon père, qui était le seul à décider et je lui ai dit : « Je veux que tu m’inscrives à l’école ! ». Il a refusé. Ma mère, elle, le souhaitait. Elle en a pleuré, elle m’a défendu et a dit à mon père : « Comment peux-tu accepter qu’il reste ainsi à l’écart ? Il ne sait rien, comme moi ». Mon père, lui-même, savait à peine lire et écrire mais il était le maître à la maison. Ils se sont disputés. Ma mère n’a pas lâché le morceau.
Mon père a fini par céder, tout en se plaignant de ne pas avoir assez d’argent, et pourtant il ne lui fallait qu’un dinar pour m’inscrire à l’école. Je suis donc allé à l’école du soir, l’école des pauvres. L’instituteur qui faisait peur à tous était boxeur. Son père était bouché. J’y suis resté neuf mois et je n’ai décroché aucun certificat d’études...
À douze ou treize ans, pour gagner ma vie, je transportais des portes en bois à livrer dans des immeubles, en étage. C’était très lourd. Je travaillais mais ne voyais pas la couleur de l’argent, tout allait dans la poche de mon père.
Sachant un peu déchiffrer les mots et voyant les jeunes lire les magazines vendus dans les kiosques, j’ai commencé à lire Superman et Batman. Si on donnait seulement trois pièces, on avait le droit de lire à côté du kiosque et on rendait ensuite le magazine au marchand. C’est ainsi que le kiosquier aidait les pauvres.
Plus tard, vers l’âge de seize ans, j’ai eu une amoureuse Mendaïte. On s’allongeait sur la terrasse de notre demeure les nuits d’été, quand il faisait trop chaud. Les amants s’y retrouvent toujours. On y entend souvent des râles. Tout le monde baise au clair de lune.
Les terrasses ne sont pas que pour les chats.
Ah oui, il y a... de tout !
Mon amoureuse s’appelait Najah. Dans le quartier, on savait que c’était ma copine et plusieurs fois je me suis battu pour la défendre. Les musulmans rigoristes et les imbéciles n’aiment pas les Mendaïtes et demandent toujours : « Toi, tu es chrétienne ? » ou « Tu es juive ? » L’Islam politique a nourri toutes ces idées haineuses. L’Islam ne tolère pas, n’accepte pas les différences, contrairement à ce qui est proclamé.
Comme cette fille était jolie, et blonde – impensable dans notre quartier de misère à Bagdad ! – elle était souvent agressée par de jeunes voyous du quartier. J’étais garçon de café dans le quartier Abbas Effendi, réputé pour ses bagarres. J’avais toujours sur moi un pic à glace que j’utilisais pour casser la glace au café. C’est aussi une arme, et je m’arrangeais pour qu’on la voit car je savais m’en servir. J’avais compris que j’étais condamné à me défendre.
Finalement, s’engager dans l’armée fut logique. Toutefois ce ne fut pas un choix mûrement réfléchi. Je le voyais comme un moyen de me défendre et d’aider financièrement ma mère. Un soldat qui fréquentait le café m’a accompagné au bureau du recrutement et j’ai signé, à dix-sept ans, vers la fin des années soixante.
Qu’est-ce qui t’a amené à l’écriture avec une histoire aussi éloignée ?
En prison, j’ai découvert la poésie et mes codétenus cultivés m’ont aidé, moi l’ignare, à mieux maîtriser l’Arabe, ma propre langue. Après l’armée, quand je suis sorti de prison à 21 ans, j’ai découvert Le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus par hasard dans un café. Chez nous – à cette époque en tout cas – certains intellectuels laissaient derrière eux pour d’autres les livres qu’ils avaient lus. Ils avaient conscience que beaucoup de gens n’avaient pas les moyens de les acheter. Je me suis tout de suite identifié à ce personnage mythologique. Sisyphe défie les dieux !
Ce n’est qu’en prison que j’ai commencé à savoir lire et écrire car j’apprenais avec des intellectuels emprisonnés. C’est cela qui m’a sauvé d’une vie misérable et qui m’a poussé à fuir l’Irak.
Pourquoi es-tu allé en prison ? Combien de temps y-es-tu resté ?
Huit mois, dont une période de torture au départ. Après tu souffres de la faim, tu te fais tabasser de temps en temps mais bon… il n’y a plus de torture.
Pourquoi te torturait-on ?
Parce que j’avais sauvé des enfants kurdes qui étaient eux-mêmes torturés. Ils avaient été faits prisonniers par les services de sécurité du parti Baas qui voulaient qu’ils dénoncent leurs parents, des combattants Peshmergas se battant contre le pouvoir irakien. Avec quelques camarades, nous les avions fait s’échapper. J’étais soldat et, par ces actes, considéré comme traître à la nation. Finalement les juges militaires m’ont dégradé de l’armée, puis libéré.
Libéré de ta prison, tu cherches du travail et tu fais tes humanités avec des intellectuels. Qui sont-ils ? Qu’est-ce qui fait que le dialogue s’installe entre vous ?
J’écrivais pour des jeunes de familles riches. Ce n’est pas péjoratif dans ma bouche car ils étaient vraiment adorables avec moi. Ils me demandaient d’écrire des lettres d’amour pour leurs fiancées. Ils avaient souvent mon âge. Moi, je déclamais mes poèmes dans la rue. Les gens râlaient : « Dégage, toi ! »
« Va cuver ailleurs ! »
C’était la bohème. Je déclamais la nuit. La poésie est pour toi nécessaire comme l’air et en même temps valorisante socialement. À cette époque c’était mon gagne-pain. Donc je devais inventer des poèmes tous les jours !
Avant même de lire Camus, tu étais déjà libre dans ta tête !
Oui, et plus tard Camus m’allait très bien. Quand j’ai découvert L’Étranger, j’ai trouvé ça formidable.
Donc la lecture de Camus a été une révélation pour toi, pas un apprentissage.
Absolument, j’ai trouvé une grande porte ouverte chez Camus. Il m’a montré qu’on pouvait organiser sa pensée. La révolte, on peut la structurer ; l’existence, on peut la travailler. Ce n’est pas théorique, Camus me donne des clés pratiques. Et je pouvais me dire à moi-même « Sisyphe, c’est toi, Salah ! Tout le monde veut ta peau. Tu vois ce rocher ? C’est le poids de ta vie. Tu le montes, il redescend. Et tu dois être heureux. Ne pleure pas sur ton sort. Tu es condamné à faire cela. Fais-le. Et fais-le bien ! ». Toute ma vie jusqu’à aujourd’hui, quand je fais quelque chose, je le fais du mieux possible, jamais à moitié. J’ai réussi à faire de mon exil une source de création. Je suis venu de l’Irak et me retrouve soudain acteur au Théâtre National de Chaillot. Ma vie est une succession de choses improbables.
Le téléphone de Salah se met à sonner. C’est Danny-Marc, l’amie éditrice. Pour le prochain marché de la poésie, elle s’enquiert des préférences de Salah en matière d’horaires de présence sur le stand du Nouvel Athanor. Afin d’y accueillir les lecteurs, elle-même le tient cinq jours de rang, à 85 ans, très assidue à la conduite de sa maison d’édition. Salah répond avec affection : « Tu me mets tous les jours avec toi. » Danny-Marc le prend au sérieux et le mobilise tous les jours du marché. Elle lui pose une question à propos du prochain livre que Salah prétend avoir quasiment terminé. À la volée, Isabelle, son épouse et muse, intervient : « Ce n’est pas vrai Danny-Marc, il est menteur, le livre n’est pas fini ! Il ne faut pas se laisser avoir par ce filou. Il y a encore plein de choses à faire. Je ne veux pas courir. » Salah : « Le mariage, c’est terrible ! ».
Être Français
Pourquoi, étant obligé de partir d’Irak sous une menace de mort, choisis-tu la France ?
Je voulais connaître le pays de Camus. J’ai appris le Français en autodidacte, comme la langue arabe. J’ai été naturalisé Français par mariage avec Danielle, la mère de ma première fille. Je publie en Français comme en Arabe. Je revendique la langue française, mais pas seulement elle. Je revendique aussi ce qui est autour de cette langue. Le pays, ses habitants, son histoire, sa culture. Soit tu assumes ton appétence pour un pays, soit tu ne l’assumes pas. Tu ne biaises pas. J’estime que la France m’a fait homme. Il ne s’agit pas d’un discours intellectuel hypocrite. Ce n’est pas le monde arabe qui m’a fait homme, ce n’est pas l’Irak, ce n’est pas l’Islam non plus. C’est la France qui m’a permis d’aller à l’université pour y étudier, alors que je n’avais eu aucun diplôme en Irak. C’est la France qui a fait également que j’ai pu aller en Israël pour retrouver mon ami poète juif irakien Ronny Someck, sa mère et leur communauté irakienne chassée de l’Irak. C’est en France que j’ai écrit et publié deux livres avec lui ; le recueil de poésie était trilingue Arabe-Français-Hébreu. Si je n’avais pas été Français, je n’aurais pas pu faire tout cela. Pour des raisons pratiques et politiques, le passeport français m’a permis aussi d’aller en Israël. La conscience citoyenne que j’ai acquise en France m’a conduit à appréhender le monde et ses conflits avec un esprit de justice.
Dans mon poème L’Arche de la Révolte, je suis très clair. J’y parle des attentats perpétrés par le terrorisme islamique en France et en Occident, et je dis combien cela m’a fait mal pour le pays où je vis. Je ne tombe pas dans le piège des imposteurs, des non-dits ou des lâches analyses intellectuelles alambiquées. Je l’assume partout au risque de me faire casser la gueule !
Je me souviens lors de mon arrivée en France, de l’idée que j’avais alors de ne vivre qu’avec des Français. C’est avec les Français que je vais apprendre à sortir de la misère, me disais-je, pour aider ceux qui sont comme moi et ne pas rester miséreux au milieu d’eux. Il me fallait regarder leur misère de loin, pas de haut, et pouvoir intervenir pour les aider. Si je restais au milieu des Irakiens, je n’apprendrais pas le Français, je ne m’ouvrirais pas au monde. Alors, dans mon HLM, j’ai milité pour tout le monde, quels que soient le patronyme et la couleur de peau. Et j’ai aidé beaucoup de gens. Mais j’ai été aussi militant syndical et militant au milieu d’Irakiens démocrates exilés, dans un parti de gauche où j’ai eu des responsabilités.
Tu as finalement vécu dans ton HLM comme dans ton quartier de Bagdad, comme à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, avec l’esprit d’un leader révolté.
Tout le temps. La révolte a toujours été là, animée par le désir d’aider.
Cela m’est arrivé à Bicêtre, quand j’habitais au quatrième étage de mon HLM et travaillais à la bibliothèque de l’hôpital. Au 2ème étage il y avait là un type que je surnommais « Musclor », solide physiquement si ce n’est intellectuellement. Chaque fois que je le croisais, je le saluais sans obtenir de réponse de sa part. L’homme avait deux filles. Un jour, l’une d’elles, une enfant, frappe à ma porte et me demande : « Maman m’a dit que vous avez sûrement un dictionnaire de Français. » Sa mère m’observait. Elle savait que j’écrivais ; je recevais en effet des camarades communistes chez-moi, et je distribuais des tracts. Ils ont dû le lui dire ! Je lui ai donné un dictionnaire, un petit Robert. C’était costaud. « C’est lourd, fais attention. » Après dix jours elle me l’a rapporté. Je suis descendu pour la raccompagner chez elle. Arrivé devant sa porte, je vois « Musclor » dans l’encadrement. Il me dit “Bonjour Monsieur”, pour la première fois depuis toutes ces années. Cet homme connaissait la valeur des dictionnaires semble-t-il, tant symbolique qu’économique ! « Je vous prie de garder ce dictionnaire comme cadeau, lui dis-je, j’en ai d’autres. » – « Oh non, ça coûte trop cher ! » – « Si, gardez-le, ça me fait plaisir. Il sera très utile à vos filles. » À partir de ce moment c’est Musclor, mon voisin, qui se faisait un point d’honneur à me dire bonjour le premier.
Les gens sont décents, généralement !
On redoute que les étrangers créent des problèmes. C’est du moins ce qu’on entend dans les immeubles HLM.
Je n’ai pas une « tête d’étranger », pourtant dans un immeuble du Marais, j’ai croisé tous les jours pendant des années un Français, père de famille comme moi, qui n’a jamais répondu à mes salutations… À Paris, tu ne connais que très rarement tes voisins.
Bien sûr, ça arrive, mais en banlieue parisienne, où j’ai vécu, les codes ne sont pas les mêmes. Dans Adieu mon tortionnaire, je raconte l’histoire de ce voisin Français qui voulait me casser la gueule parce que je faisais du bruit, ce qui était normal pour lui puisque j’étais Arabe et étranger. Le Français, lui, ne fait pas de bruit. C’est bien connu !
Avec recul, j’adore ces gens-là. J’ai de la pitié pour leur pauvreté mentale. Comment pourrais-je être raciste moi-même ?
La notion d’étranger t’est étrangère.
Un acteur pour l’hôpital
Pendant quinze ans j’ai travaillé au théâtre et au cinéma. Pour des rôles importants, au Palais de Chaillot, au théâtre Fontaine. Puis j’ai joué dans des films, avec Philippe Noiret, Nicole Garcia, Bernard Giraudeau, Arnaud Desplechin, des petits rôles qui ne me permettaient pas de toucher des cachets suffisants pour assurer le quotidien avec des enfants à charge. Ma seconde épouse, sans diplôme, voulait faire des études d’infirmière. Bien décidé à changer de métier pour mieux gagner ma vie et soutenir mon foyer, j’ai pris mon press-book d’artiste et me suis rendu à pied chez le plus gros employeur de la ville où nous habitions, l’hôpital du Kremlin-Bicêtre… Nous étions logé à proximité, au 88 avenue de Fontainebleau. Arrivé dans le hall du bâtiment administratif, je suis entré dans le couloir de « La Direction » puis j’ai ouvert la porte du bureau du DRH avec mon book sous le bras. Il était vraiment encombrant. Il contenait plein de photos de scène et de cinéma. J’avais le sentiment étrange qu’il me fallait vendre mon corps.
C’était ton CV !
Il y avait dedans une belle photo de Bernadette Lafont sur mes genoux dans la pièce La tour de la Défense de Copi.
Ce n’est pas donné à tout le monde !
Je vois un type derrière son bureau. « Que voulez-vous ? » – « Je cherche du travail. » – « Ce n’est pas ici, Monsieur. Il vous faut prendre le couloir à droite. Vous allez au secrétariat et vous y déposerez une lettre de motivation et votre CV. » – Moi : « Vous n’avez pas compris. Je suis venu pour vous voir. » Je prends alors mon book à deux mains et le pose sur son bureau. « Non Monsieur, ce n’est pas… » J’étale mes photos d’acteur sur son bureau et lui dit « Je suis comédien, je sais faire beaucoup de choses à l’hôpital. Je peux faire le clown, je suis acteur. Je suppose que vous faites cela à l’hôpital ? » Le DRH : « Mais non Monsieur, prenez vos photos, il n’y a pas de théâtre à l’hôpital ! » – « Vous connaissez Bernadette Lafont ? Regardez Bernadette Lafont, là, elle est belle, n’est-ce pas ? » – « Allons Monsieur, je vous en prie ! » Et il finit par regarder quand même. Je lui montre aussi d’autres photographies où je suis en scène avec des comédiens palestiniens… Le DRH : « Allons, s’il vous plait, je travaille, là. Vous cassez mon travail ! » Alors je fais l’immigré, sur un ton suppliant : « Je cherche du travail, j’ai une femme, des enfants. D’ailleurs ma femme étudie à l’école d’infirmière chez vous. Et si on n’a rien à manger, il faut payer le loyer… Qu’est-ce que je dois faire ? Expliquez-moi. Vous êtes directeur… », etc. Au bout d’un moment il déclare : « Bon, j’ai compris, attendez. » Il prend le téléphone : « Allo, la radio ? » Je lui dis : « La radio, mais je connais, la radio ! C’est mon truc les pièces radiophoniques ! J’ai travaillé à Montmartre, où il y avait plein de radios libres. On a fait ça à l’époque de Mitterrand ! » – « Oui, je comprends, calmez-vous. » Ce type en fait était adorable.
Il a compris que foutu dehors par la porte, tu rentrais de nouveau par la fenêtre. Le seul moyen de se débarrasser de toi, c’était de t’embaucher !
Il avait sûrement conscience que j’étais réellement dans le besoin, que je n’étais pas malhonnête. L’hôpital, à ce moment-là, au début des années 90, avait besoin d’embaucher des remplaçants pour les vacances.
Alors que j’attendais debout, la personne qui devait venir me chercher, le directeur me dit « Asseyez-vous. » – « Non, non, j’attendrai debout ». Je fais le bédouin. J’attends ; une dame arrive avec une blouse blanche. Le directeur : « Il vous manque bien quelqu’un à la radio ? » – « Oui, en effet ». Alors moi : « C’est formidable ! Vous allez voir, ce que je sais faire. J’ai une belle voix. » Je continue de me vanter. Ils me regardent indécis. « Quel est votre nom ? » – « Al Hamdani, mais Salah c’est plus simple. J’épelle : s.a.l.a.h. » – « Très bien, Monsieur Al Salah, allez avec cette dame. » – Moi :
« Vous n’allez pas le regretter, Monsieur le directeur ! »
Tu étais totalement à l’ouest.
Je suis acteur. J’étais au théâtre, à ce moment-là, pas à l’hôpital. Je faisais le cabotin. C’est un réflexe d’acteur qui cherche du travail.
C’est aussi une innocence qui te sauve !
Arrivé à l’entrée de service, j’ai lu : « Radio centrale – Scanner », et plus loin, « Brancards ». Il y avait des chaises roulantes, des malades. J’ai compris.
Tu redescends sur terre.
Tout d’un coup, j’ai compris. Je savais bien ce qu’était la radiographie !
C’est ainsi que je suis devenu brancardier à la radio. On était un groupe de brancardiers, de vrais camionneurs ! Certains travaillaient au scanner, d’autres en stomatologie. Il y avait aussi des brancardiers volants qui se déplaçaient à la demande des services d’hospitalisations. La porte que m’a ouverte Camus avait préparé la porte que le directeur de l’hôpital ouvrait pour moi. Ensuite, de brancardier, je suis devenu bibliothécaire du personnel et délégué syndical. Je me suis fait une place que je n’ai pas volée.
Voir la parole
Tu donnes l’impression d’être un vrai chien fou, avec toute ton histoire...
Oui, c’est ça. J’ai adopté les méthodes du chien errant pour vivre, ainsi que les astuces du serpent pour ne pas tomber dans les pièges. J’ai écrit cela récemment dans un récit publié en Tunisie.
Tu ne réfléchis pas au coup d’après ?
Ce qui m’intéresse, c’est ce que je vais manger ce soir.
As-tu appris à prévoir, et donc à vouloir ?
On pourrait croire que je n’ai pas de projet, que je vis au jour le jour. Je ne m’ennuie pas. La vie me va ainsi. Ne pensant pas avoir fait de saloperie dans ma vie, je la revivrais telle s’est déroulée. Si ma participation à une anthologie poétique est un « projet », alors je participe à un tel projet, mais ça ne va pas plus loin dans la durée. Je n’ai pas de stratégie de “carrière” littéraire.
Cela va même jusqu’à te faire prétendre que tu ne veux pas créer une œuvre. Veux-tu en créer une ?
Non. Je n’aime pas l’accumulation.
En es-tu certain ? Parce que tu m’as quand même parlé de soixante livres... C’est donc que tu regardes – légitimement – une œuvre, et donc une accumulation.
C’est pour moi une manière d’exister. J’ai compris qu’exister, c’est prendre la parole. Mon écriture revient à prendre la parole. Je ne suis plus obligé d’arracher la liberté, j’écris. Ce n’est pas l’accumulation elle-même que je valorise, mais le fait que cela porte ma liberté, celle de prendre souvent la parole.
Et on t’écoute.
L’idée d’écrire pour prendre la parole est importante car je n’ai que ça. Je ne suis pas venu ici pour faire carrière. J’ai milité ici. C’est pour cela, par exemple, que je n’ai pas eu les moyens d’acheter une maison. Dans le HLM où j’ai habité, il y avait de pauvres gens. Chez moi, c’était aussi un lieu pour les autres, pour héberger des réfugiés kurdes, arabes, des clochards. Aller dans un festival, pour moi, ce n’est pas une fierté individuelle, c’est un moyen de défendre la culture française qui m’a faite homme. Quand on m’invite, on voit ma parole.
« Voire la parole » est une expression qui est bien de Salah ! On comprend mieux cette fusion de l’écrire et du dire, du voire et de l’entendre. Ne dit-on pas « La parole du prophète », alors qu’on se réfère aux écrits de ceux qui ont rapporté ses mots ? On n’échappe décidemment pas à ses propres commencements.
Agencer les mots
Dans tes nouvelles, il y a beaucoup de poésie. Il peut y en avoir dans les récits, dans les romans. Je pense par exemple à Barsoum le croquemort d’Albert Cossery, personnage, je crois me souvenir, du roman La Maison de la Mort certaine. Un univers très poétique.
Oui ! Mais je me demande si les autres poètes qui n’écrivent que de la poésie trouveraient cela poétique. Qu’est-ce que la poésie ?
C’est une belle question, qui reste une question. Dans mon Grand Catalogue des livres imaginaires, j’invente des collections foutraques et des titres de livres qui n’existent pas. J’ai trouvé des mots, des expressions infiniment poétiques chez Julien Gracq. Je les lui ai volées, et détournées pour en faire des titres poétiques. Gracq n’écrit pas de poésie...
J’ai fait un tel travail, mais à partir de mes propres écrits. Cela a donné La Sève et les Mots. J’y ai mis plus de 250 extraits de mes livres de poèmes précédents écrits en Français. Cela représente près de trente ans d’écriture. J’ai peut-être voulu vérifier que j’avais écrit des choses intéressantes ! Je pense d’ailleurs que tout poète qui a déjà publié cinq ou six livres de poésie peut faire un tel travail. Se piquer l’essentiel et en extraire une sève.
Comment écris-tu ? Comment fonctionnes-tu ?
J’ai une mémoire visuelle très développée. Ce qui me permet de me souvenir, et la mémoire est un puissant outil de création. La mémoire alimente un dossier que j’appelle “mon cimetière des mots”. Je mets tout dedans. C’est là que je pioche. Des os, de la poussière, des morts, des fleurs, la guerre. Les cimetières, que sont-ils ? Ils ont accueilli toute l’humanité. Ils sont plus riches encore que nos sociétés. Cette représentation me ramène à la difficulté de trouver une richesse dans l’écriture. Parce que tu es pauvre, il faut travailler autrement. Ce que cette condition entraine de mentalité n’incite pas à de grandes choses en général, je le sais. Quand on boit un bon vin, on le déguste. Je déguste le demi-verre de vin, les centimes que je gagne, les mots rares. Voilà, c’est comme le vin. Mon écriture est issue d’un moulin et ensuite je tamise les mots. Les mots les plus fins tombent, je les récupère puis-je m’interroge : faut-il rejeter les autres mots ?
Comment les agencer.
Agencer, travailler, trouver une harmonie, structurer, etc... Pour cela, je lis beaucoup. Je considère qu’on ne peut pas écrire sans lire.
Tu as des thèmes de prédilection.
Les thèmes de l’exil et de la mère. Mes obsessions ainsi que mes rêves, mes utopies.
Tous les poètes ont des thèmes majeurs qui leur sont propres.
Tu ne peux pas échapper à toi-même et tu crées ton propre dictionnaire lexical. J’ai quant à moi besoin d’un terrain pour étaler les mots. Je crée un champ de mots.
Ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce n’est pas comment j’écris, mais comment mon écriture, mes écritures vont éveiller les autres. Sans violence, quelque chose qui peut leur apporter de la paix et de la beauté immédiatement.
La poésie est éphémère. Certains pensent qu’elle peut apporter de la joie. C’est possible mais elle ne révolutionne pas ta vie. Elle peut te donner un autre regard sur le monde, qui n’est jamais définitif.
Nous nous refaisons un café et Salah me raconte ses vacances à Douarnenez, où se tient tous les ans un festival de poésie. Isabelle et lui y ont loué récemment une chambre donnant directement sur le port. Salah veut prendre des photos mais il y a trop de bateaux devant lui. Il aimerait qu’ils s’en aillent, pour qu’il puisse photographier la mer sans bateaux. Il râle. « Il y en a marre des bateaux, une fois, d’accord, mais pas toute la semaine. » Isabelle l’apostrophe : « Je te signale que c’est un port, ici ! Tu es drôle, toi… »
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Éric Desordre est poète, écrivain, critique d’art et journaliste. Il a publié plus d’une dizaine de livres dont le surprenant et remarqué Grand catalogue des livres imaginaires. Il est membre du comité de rédaction du magazine en ligne Rebelle[s] depuis 2017.