Salah Al Hamdani
Entre Douleur et survivance
Par Gérard Cléry, 2020
Peut-on naître à la poésie en prison ? Sans doute ne faudrait-il pas poser la question en présence des autocraties contemporaines et galopantes... C’est pourtant dans un univers hanté par les représailles et les tortures que Salah Al Hamdani a perçu / reçu le pouvoir libérateur du langage. La chose vaut d’être rappelée ! Tôt sous l’uniforme, il n’a que seize ans, le futur poète devient soldat de pitié un jour de battue aux enfants kurdes. Raflés par l’armée de Saddam Hussein, ils sont soumis à la torture, pour les conduire à dénoncer parents, famille et proches. Avec quelques compagnons d’arme, le parachutiste Salah Al Hamdani ouvre grandes les portes du cachot. Les jeunes perdreaux s’envolent. Conséquences de ce refus de l’horreur : il est arrêté, torturé, jeté en cellule. La poésie lui parvient dans les fréquents murmures d’un voisin d’infortune. Intrigué Salah apprend de l’homme que ses murmures sont des poèmes. Quand il demande au murmurant s’il peut lui aussi en écrire, il s’entend répondre tout le monde peut en écrire ! Son premier poème il le soumet sans tarder à l’homme qui le déchire aussitôt. Explication « si tes mots étaient parvenus entre les mains de nos bourreaux, tu étais bon pour la torture »! Ce qui lui fera écrire plus tard : A mon réveil dans un monde indistinct / je me répète / quelle imprudence d’être poète face au bourreau.
Un livre apparemment bicéphale
Écrits au milieu des affres de la séparation, de l’amour distendu jusqu’à la rupture par un exil contraint, Ce qu’il reste de lumière et Au large de Douleur, les deux recueils réédités ici témoignent d’une double blessure : celle subie par l’auteur et celle qui frappe Alya la femme aimée. Peut-il en aller autrement des histoires profondément incarnées où les déchirures ne peuvent être que partagées ? D’où cet élan compassionnel Je te vois désenchantée près d’un miroir agrippé à des volets anciens et Paris est bordé de tes regards pétales de nuit qui m’indiquent la demeure de tes jours en pleurs. Et pourtant au détour d’un poème l’espoir tient encore (...) Nous survivrons à la bataille de l’exil. Sans que pour autant le manque puisse longtemps être contenu à distance Hier dans ma tête, il n’y avait que des chevaux orphelins qui gémissaient. Des chevaux mes enfants (...) Hier j’ai crié en silence tout l’après-midi votre absence. Émigré loin de Bagdad occupée par des bourreaux aux aguets (et qui viendront l’assaillir jusque dans Paris), le poète ne peut s’éviter l’irruption d’un reproche (...) j’aurais dû casser cette chaîne de promesses où je sanglotais si souvent seul au pied de la fontaine de ton adoration. Ni à nouveau l’élancement de la tendresse Ce matin tu n’es nulle part, alors que le goût de ton corps est encore tiède dans ma bouche (...) Au large de Douleur / je ne possède rien / et je te veux jusqu’à ton matin ... Comment mieux dire alors cet ébranlement, ces chancellements qui frôlent la déraison ? Cette déploration doublement orpheline s’écrit dans le lit de la guerre et de la tyrannie, dans le climat délétère d’un régime liberticide et des bourreaux qui le secondent le maintiennent et en vivent. Les matraques, les balles qui atteignent les fusillés laissent leurs traces dans cette écriture. La distance vécue d’avec la terre natale et la femme aimée ne peut que couper le souffle. Comme au plus fort de l’épreuve, la langue où le sang circule avec force alterne entre l’espoir et son opposé. Elle ne refuse ni la tendresse, ni la compassion, ni l’impatience, ni le cri ! Ni les hennissements vers Bagdad d’un poète centaure ! Elle peut aller jusqu’à la rage. Elle court après la sérénité, mais peut-elle faire autrement. ? Elle est celle d’une double authenticité : celle de l’homme et celle du poète Au large de ton désir /je t’accueille / et je me joins à lui (...) Au large de ma douleur /j’habite / et tu ne sais plus / si le jour nous souhaite du bien // et tu ne sais pas comment composer le temps des hommes / comment capturer cette nuée de jours // encore... Ce livre bicéphale ne l’est qu’en apparence. Il creuse le même sillon. Il témoigne de la souffrance identique qu’infligé l’oppression à un peuple et à un amour. Le lecteur ne peut que faire sien ce double deuil. Sans faire fi de l’espoir qui subsiste sous le poème !
Gérard Cléry / Points de vue dans la revue Spered Gouez, L’esprit sauvage, n°26, 2020, Carhaix-Plouguer.
Salah Al Hamdani
Les morsures de l'exil
Par Gérard Cléry, 2020
Prends la parole
comme tu respires
et enjambe ton existence
Salah Al Hamdani (in La sève et les mots, Editions Voix d'encre, 2018)
Sans la mémoire en éveil des témoins, tous les meurtres, leurs récidives, demeurent possibles. Les assassins savent se cacher dans les recoins de l'oubli et dans les faux-plafonds de l'Histoire. Fossoyeurs au sommeil de plomb, ils pensent les fosses communes de demain.
L'écriture de Salah Al Hamdani est d'un déraciné posté en sentinelle (et s'il est un arbre il est un palmier apatride, racines à vif) qui récuse fléchissement et fatigue. Sans que de sa poésie soient exclues larmes et tristesse qui serrent trop souvent de très près l'éloignement contraint comme le deuil.
L'exil est sa fêlure, sa morsure ouverte. Rivage et palmeraies perdus.... Les exilés sont les plus grands perdants de l'Humanité[1].... Je m'accroche à mon exil/comme un lézard escaladant le soir/loin des poètes frivoles des salons[2]. Autres morsures, sa mère comme son père seront morts au loin de lui... et dans ma chambre/toutes les nuits/résolument et dans l'urgence/je range la tombe de ma mère à la hâte[3] Ou encore ces ecchymoses d'une absence involontaire La maison avait changé d'adresse/ma photo avait changé de place/la table avait été pliée derrière la porte/la chaise de mon père aussi/seul le vieux tapis fleurissait le sol[4]
Natif de Bagdad, sous l'uniforme dès l'âge de 16 ans, le poète qui s'ignore encore devient soldat de pitié, de compassion, un jour de chasse aux enfants kurdes. Capturés par les troupes de Saddam Hussein, ils sont les gibiers du régime, destinés à la torture ! Pour, que sous la douleur, ils livrent à leurs bourreaux, parents et famille ! Avec quelques compagnons d'arme le soldat Salah Al Hamdani ouvre les portes du cachot.... Les jeunes perdreaux s'envolent. Réfractaire à cette barbarie, il est arrêté, jeté en prison, torturé... Intrigue des voix/course d'enfants kurdes effrayés/qui s'écorchent aux barbelés des jours[5]
C'est dans un univers cadenassé que la poésie viendra à ses oreilles. Elle lui parvient dans les murmures répétés d'un voisin de cellule. Intrigué il s'approchera de l'homme qui lui confiera que ses murmures sont des paroles de poèmes. Salah demande alors si, lui et ici, peut aussi écrire de la poésie. « Tout le monde peut en écrire» dit l'autre. Son premier poème écrit derrière les barreaux, il le confie au murmurant qui, après lecture, le déchire devant l'auteur en herbe ébahi ! Explication « si tes mots étaient tombés entre leurs mains, tu étais à nouveau torturé » ! Sage avertissement dicté autant par l'expérience que par la prudence, qui lui fera écrire plus tard : A mon réveil dans un matin indistinct/je me répète/quelle imprudence d'être poète face au bourreau/Ce temps mon amour donne raison aux masques[6].
L'enfance mille fois nommée, tout un homme, toute une vie, la sienne mais sans exclusive, avec leurs abords, sont sur la langue de Salah Al Hamdani. Qu'il s'agisse de l'arabe maternel ou du français de l'exil. Qu'ils appartiennent à un monde de clémence ou à son contraire, celui de la démence.
Clémence de l'amour... ton amour est un bonheur/que je dérobe au temps de l'exil[7]... je me réveille en liberté à l'intérieur de toi[8] clémence aussi la fraternité ne contemple jamais une tempête/qui engloutit les hommes/soit dans la tornade[9] Clémence la tendresse avouée pour l'enfance Rebâtir les jours/à genoux/fasciné par l'existence/par un cri d'enfant/égaré dans la guerre.[10] Nostalgie incisive Ressentir l'instant/comme une rivière de voix/et de rivages perdus[11]
Inclémence de la guerre... Comme la lune est loin derrière le verger/comme ton visage est loin sous les bombardements[12] leitmotiv qui court tout un recueil...Cruauté de la misère... On se balance dans ma gorge/comme une chemise épinglée par les manches/Oui je déteste le cri du soleil dans l'assiette vide/ainsi que l'ombre qui veille sur l'arbre mort[13] Jusqu'au soulèvement appelé avec force...Je crie aux révoltés/Ne négligez rien même au nom de l'espoir/Car les tyrans arabes/Ne connaissent pas la compassion[14] Et que dire du silence des lâches ou de leur contribution soumise, résignée ?
On imaginera quels échos connaissent et connaîtront les paroles de ce poète bagdadien, quand on saura que les soutiens du dictateur irakien, c'est un signe, n'hésitèrent pas, dans Paris, en pleine rue et en plein jour, à l'agresser avec Isabelle Lagny, sa compagne, poète elle aussi.
Mais c'est trop peu dire de la générosité et de l'abondance d'une écriture effervescente, fréquemment portée à incandescence par un souffle authentique et fort ! De la marche exposée d'un Orphée contemporain qui place l'homme et son désir d'humanité au cœur de la vie. Qui, en dépit d'une foule d'avatars, invoque le rêve réparateur, la lumière salvatrice, les tourterelles messagère de clémence, le cri, sans oublier le Tigre, fleuve de Bagdad et l'Euphrate... et qui, orphelin de Bagdad, résiste depuis un demi-siècle aux morsures abrasives de l'exil.
Gérard Cléry, 2020